MINORITÉS

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MINORITÉS

Le problème des minorités est fort ancien, car il s’est posé dès le moment où ont existé des communautés politiques organisées. Dans le monde occidental, les phénomènes d’oppression des minorités ont coïncidé avec la naissance des États modernes pour des raisons, au départ, religieuses. Sous l’Ancien Régime, en effet, les relations des princes et de leurs sujets étaient fondées sur l’adage cujus regio, ejus religio ; cet adage fournit le principal fondement juridique de la persécution des minorités. L’histoire des juifs d’Occident est celle d’une longue suite de pogroms (en prenant au sens large ce mot russe désignant les mouvements antisémites qui, sous les tsars, visaient à exterminer les juifs); les papes et les rois de France prirent sous leur protection des communautés israélites, évitant ainsi qu’elles ne soient massacrées; ce faisant, ils consacraient la capitis diminutio juridique et sociologique des juifs. Et, depuis la Réforme, les minorités, catholiques en pays protestant et protestantes en pays catholique, furent périodiquement pourchassées par des moyens allant de la privation de la capacité juridique à la destruction physique, en passant par la confiscation de leurs biens. La Saint-Barthélemy, la révocation de l’édit de Nantes et les dragonnades furent, pour la France, les épisodes les plus tragiques de cette longue persécution.

La Révolution introduisit des éléments nouveaux dont on aurait pu penser qu’ils étaient susceptibles de faire disparaître définitivement le problème des minorités. D’une part, en effet, les États fondés sur les nouveaux principes démocratiques sont logiquement des États laïcs, à tout le moins tolérants: la chasse aux minorités religieuses perd logiquement toute raison d’être. Surtout, l’État est désormais non plus la forme juridique du pouvoir d’un prince, pouvoir qui peut porter sur des communautés multiples et différentes, mais l’expression de la nation, donc d’une communauté ethnique, linguistique, culturelle suffisamment homogène. Et si un État se compose de plusieurs groupes hétérogènes, il doit être décomposé en plusieurs États C’est ce qui résulte logiquement du «principe des nationalités»; c’est en vertu de cette logique que l’Empire austro-hongrois fut démantelé en 1919. Du fait de cette coïncidence de l’ethnie et de l’État, aucun problème de minorité ne doit théoriquement plus se poser à l’intérieur de ces groupes politiques qui sont, par hypothèse, devenus homogènes.

Il est évident que cette homogénéité demeure relative. Dans les Balkans, notamment, la multitude et la dispersion des communautés ethniques sont telles qu’il est impossible d’envisager que chacune ait «son État». En dépit des principes, il devait rester des minorités. Et malgré des textes, les minorités risquaient d’autant plus d’être opprimées qu’elles faisaient partie d’États jeunes, et quelquefois artificiels, qui voulaient réaliser le plus vite possible leur unité nationale. La dégradation rapide des relations entre les grandes puissances à partir de 1930 rendit encore plus précaire la situation de ces minorités, qui devenaient l’enjeu ou le prétexte des conflits internationaux. L’effroyable génocide perpétré pendant la Seconde Guerre mondiale a constitué, en matière d’oppression des minorités, une sorte de record absolu. On pouvait au moins espérer que cette horrible expérience inciterait les peuples et leurs gouvernements à prendre les moyens nécessaires pour que le problème des minorités ne puisse plus jamais se poser en de tels termes. D’ailleurs, dès 1945, les puissances victorieuses montrèrent la volonté de supprimer purement et simplement ce problème par la méthode, à vrai dire quelque peu expéditive, des transferts de population. Là où de tels transferts étaient impossibles, des découpages territoriaux apparemment incongrus, tel celui de l’Inde et du Pakistan, séparèrent géographiquement et juridiquement les populations dont on savait qu’elles ne pourraient vivre ensemble.

Ces opérations radicales, même complétées par la proclamation solennelle et universelle du principe du respect des droits de l’homme, ne devaient pas régler la question des minorités. Et cela pour plusieurs raisons. D’abord les découpages et les transferts ne pouvaient avoir qu’une portée limitée. Ainsi, en dépit du partage «religieux» de l’Inde et du Pakistan, il reste au Cachemire 4,5 millions de musulmans rattachés à l’Inde, de même qu’il reste au Tyrol du Sud une minorité autrichienne dont l’existence n’a cessé de créer des difficultés. Bien plus: en voulant régler certains problèmes de minorités, les vainqueurs en ont créé d’autres, quelquefois d’une importance considérable. Ainsi l’avènement de l’État d’Israël, destiné à fournir un refuge aux juifs persécutés, s’est fait sans tenir compte du sort de la population palestinienne, qui forme depuis lors une minorité dont la situation est particulièrement critique. Enfin, la bonne conscience officielle des nations occidentales victorieuses empêcha que ne soit évoqué, en 1945, le sort de certaines populations minoritaires à l’intérieur de ces nations: les Noirs d’Amérique, les catholiques d’Irlande du Nord, voire les Québécois d’origine française. La recrudescence et la violence actuelles du combat des minorités ne sont que le résultat de tensions longtemps dissimulées et artificiellement contenues.

Est-ce à dire que le problème des minorités soit insoluble et que l’humanité soit condamnée au retour périodique des pogroms? C’est à cette question que ce texte va tenter de répondre en étudiant successivement les éléments du problème des minorités, les solutions de ce problème, c’est-à-dire la protection juridique des minorités, enfin les lacunes de cette protection. La difficulté est, en définitive, de savoir si ces lacunes sont ou non susceptibles d’être comblées.

1. Éléments du problème: situation des minorités

L’étude de la situation des minorités implique d’abord que soit définie la notion de minorité. Il faut ensuite – car tout le problème vient de là – examiner les modalités de l’oppression des minorités.

Notion de minorité

Le terme «minorité» semble ne pas avoir besoin de définition précise, tant il est vrai qu’il fait partie du langage courant, et que chacun sait, au sens large, de quoi il s’agit. Les juristes ont pourtant tenté cette définition car il est évident que la protection prévue par les textes sera d’autant plus efficace que son objet ne souffrira pas de contestation. Or, les difficultés apparaissent à cet égard très nombreuses. D’abord, d’un point de vue politique, il faut prendre garde qu’une définition juridique des minorités n’aboutisse à exacerber le séparatisme de certains groupes à l’intérieur des États ou la rivalité entre États voisins. D’autre part, d’un point de vue plus technique, cette définition doit éviter deux écueils: trop large, elle perd tout intérêt; trop étroite, elle laisse échapper certains phénomènes minoritaires et risque ainsi de priver certains groupes de la protection prévue par les textes.

Les travaux des organisations internationales

Ces difficultés sont très bien illustrées par les efforts un peu décevants faits par les organisations internationales pour cerner la notion de minorité. Dès janvier 1950, la sous-commission des Nations unies chargée du problème de la protection des minorités estimait qu’une définition devait se fonder sur les bases suivantes:

– le terme «minorité» inclut seulement les groupes non dominants d’une population qui possèdent et souhaitent préserver des traditions ethniques, religieuses ou linguistiques, ou des caractères nettement différents de ceux du reste de la population;

– ces minorités doivent comprendre un nombre de personnes suffisant pour être à même de développer de telles caractéristiques;

– les membres de ces minorités doivent faire preuve de loyalisme à l’égard de l’État dont ils sont les nationaux.

Si on laisse de côté le troisième point, qui est purement normatif, on constate que cette résolution constitue un effort louable pour analyser les différents éléments de la notion de minorité. Mais cet effort ne devait avoir qu’une portée relativement faible. Les travaux de la sous-commission ont finalement abouti à l’article 27 du Pacte sur les droits civils et politiques qui vise les «minorités ethniques, religieuses ou linguistiques»: c’est là une définition brève et purement énumérative qui laisse de côté l’essentiel du problème.

Le sous-comité des minorités du Conseil de l’Europe se livra à des recherches analogues et constata, par exemple, que le phénomène minoritaire pouvait être engendré simplement par les «sympathies nationales» d’un groupe, sans que ce groupe présente des caractéristiques raciales, religieuses ou linguistiques particulières. Mais le résultat fut, là aussi, décevant. Le texte proposé par le comité fait simplement état de «minorités nationales», expression déjà employée par l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, mais dont le contenu demeure mal déterminé.

Un concept sociopolitique

À la vérité, le caractère infructueux de ces tentatives prouve que la notion de minorité ne se laisse pas aisément définir, tout simplement parce qu’il ne s’agit pas d’une notion juridique. La «minorité» doit bien davantage être définie comme notion socio-politique. On peut alors chercher à dégager les éléments principaux de cette notion. Ils sont, semble-t-il, au nombre de quatre:

– L’élément communautaire est, évidemment, essentiel. Pour qu’il y ait minorité, il faut que les membres d’un groupe possèdent en propre certaines caractéristiques qui les unissent, tout en les distinguant du reste de la communauté nationale. Les textes, lorsqu’ils recherchent les caractéristiques qui font la cohésion matérielle d’une minorité, parlent le plus souvent de communauté raciale, religieuse ou linguistique. À vrai dire, la notion de communauté raciale n’a qu’une portée très limitée. Hors le cas où une minorité noire vit dans un État blanc (États-Unis), le terme de minorité raciale ne signifie à peu près rien, car la notion de race est elle-même très difficile à cerner scientifiquement. À l’inverse, il manque à l’énumération faite habituellement par les textes l’évocation des minorités que l’on peut appeler historiques, faute d’un terme plus précis. Il peut exister en effet des groupes que ni la religion ni la langue ne séparent vraiment du reste de la communauté, mais qui ont été mis en situation historique de devenir des minorités.

– L’élément quantitatif qui vient ensuite est, lui aussi, indispensable. Un groupe qui possède une cohésion religieuse, linguistique ou historique n’est en effet minorité, par rapport à l’ensemble de la communauté nationale, que s’il répond à une double condition du point de vue de son importance numérique. D’une part, il doit compter suffisamment de membres pour qu’il s’agisse d’un véritable groupe d’importance nationale, et non pas seulement d’une petite communauté nostalgique, tout juste capable d’alimenter un folklore local. D’autre part, le groupe minoritaire doit être, comme d’ailleurs son nom l’indique, nettement moins important que le reste de la population, afin que celle-ci se retrouve, à son égard, en situation de force. Cela seul rend possible l’oppression qui est inhérente à tout phénomène minoritaire. Sinon, il ne s’agit pas de minorité, mais de communautés obligées, pour vivre ensemble, de traiter sur un pied de relative égalité. Il faut ajouter que la répartition géographique de cette minorité quantitative n’est pas uniforme sur l’ensemble du territoire national. Cela veut dire que la minorité peut être majoritaire en certains points déterminés. Cela ne lui enlève d’ailleurs pas son comportement de minorité, mais cela la met en position de force, et une telle situation peut être particulièrement explosive. La répartition, en Irlande du Nord, des catholiques et des protestants est, à cet égard, typique (cf. tableau).

– À ces deux éléments matériels s’en ajoute un autre, qui est psychologique mais non moins fondamental: c’est la conscience de minorité. Une communauté cohérente et statistiquement minoritaire ne devient, au sens strict, une minorité que si elle a conscience de l’être. Il n’existe pas plus de minorité sans conscience d’elle-même qu’il n’y a de classe sans conscience de classe. Cela est d’ailleurs vrai de tout groupe opprimé. Sartre a bien montré (dans Réflexions sur la question juive ) qu’il n’y avait de question juive que par la volonté dans le comportement des juifs. Et Albert Memmi (cf. Portrait d’un juif, Portraits du colonisé et du colonisateur, L’Homme dominé ) a perfectionné la démonstration, et l’a étendue à tous les groupes dominés. On doit préciser que la conscience de minorité a un caractère en quelque sorte réciproque. En effet, non seulement la minorité doit se considérer comme telle, mais elle doit être traitée comme telle par la majorité. C’est en définitive la base nécessaire de l’oppression.

– Il y a, en effet, un quatrième élément, relatif aux rapports de la minorité et de la majorité: l’oppression . La minorité n’existe en tant que telle que si elle est opprimée. En l’absence de cette oppression, on peut parler de groupe autonome, non de minorité. En ce sens, les Basques ou les Corses sont, en France, des ethnies possédant des caractéristiques propres, et qui en sont conscientes, mais non des minorités.

Il reste à se demander si ce quatrième élément ne peut pas être remplacé par le troisième. Autrement dit, quand il y a une très forte conscience de minorité, l’oppression objective est-elle indispensable? Et ne peut-on envisager que le sentiment de l’oppression suffise à constituer une minorité, même si cette oppression n’est pas matériellement réalisée?

Le problème n’est pas purement théorique. Il peut, par exemple, se poser en France pour les Bretons ou pour les Corses. Mais il s’agit, semble-t-il, d’un faux problème, car aucune conscience d’oppression ne pourra se développer dans l’ensemble d’un groupe s’il n’existe pas un minimum d’oppression objective. C’est ce qui explique à la fois l’existence et les limites de mouvements comme le Front de libération de la Bretagne ou le F.L.N.C. Ils peuvent faire état d’éléments d’oppression qui donnent le minimum de crédibilité nécessaire à leur existence. Mais l’oppression objective est vraiment trop limitée pour assurer leur développement.

De toute façon, l’oppression dans ses aspects matériels et vécus est un élément essentiel de la situation des minorités. Mais en quoi consiste-t-elle?

L’oppression des minorités

L’oppression des minorités se manifeste, de façon concrète et immédiate, par un mélange de ségrégation sociale diffuse et de discrimination juridique tout à fait officielle. Ce mélange se retrouve plus ou moins dans tous les pays où existe une minorité opprimée. L’illustration la plus caractéristique en est sans doute actuellement la situation des catholiques irlandais. La ségrégation sociale se manifeste à leur égard notamment dans le domaine de l’emploi et du logement: les postes et les appartements vacants sont réservés en priorité à des protestants. Et, en ce domaine, la réalité en arrive parfois à dépasser ce que pourrait imaginer la propagande la plus mal intentionnée. Ainsi, à Londonderry, tous les chefs de service de l’administration locale sont protestants. Et, à Enniskillen, sur cent soixante-dix-sept logements construits par le gouvernement local depuis 1948, deux ont été attribués à des catholiques. Quant à la discrimination juridique, elle est difficilement imaginable au XXe siècle, en Europe occidentale, dans un pays qui relève de la souveraineté britannique. Pour l’élection des députés de l’Ulster à la Chambre des communes, le suffrage est théoriquement universel; mais il faut, pour pouvoir voter, résider depuis sept ans au même endroit, ce qui élimine en fait les chômeurs et les mal-logés, c’est-à-dire essentiellement les catholiques. Et l’élection des pouvoirs locaux se fait purement et simplement au suffrage censitaire. Il faut, pour voter, payer dix livres d’impôt mobilier; plusieurs familles ayant un logement pour lequel l’impôt mobilier ne dépasse pas ce chiffre n’ont ensemble qu’un bulletin de vote, alors que les industriels peuvent en avoir jusqu’à six.

Dans certaines hypothèses, l’oppression d’une minorité peut avoir une dimension internationale. De mauvaises relations entre deux pays, surtout voisins, sont en effet susceptibles de détériorer la situation de nationaux ou d’originaires d’un de ces pays vivant dans l’autre, où ils forment une «colonie». Cette colonie peut alors devenir une minorité opprimée, ou voir son oppression s’aggraver. Tel est le cas, mal connu mais caractéristique, des Chinois en Indonésie. Ils sont entre 3 et 3,5 millions, soit 3 p. 100 de la population du pays. Leur implantation est fort ancienne. Cependant, ils n’ont commencé à poser un problème qu’à partir de l’indépendance de l’Indonésie – car un certain nombre d’entre eux avaient joué la carte néerlandaise –, et surtout à partir de l’installation en Chine d’un gouvernement populaire. Car, en dépit d’une reconnaissance rapide du gouvernement de Pékin par l’Indonésie, les relations entre les deux pays seront d’abord assez difficiles, et les Chinois d’Indonésie feront les frais de cette tension. Puis la détente diplomatique amènera une amélioration de leur situation: un traité réglant le problème de leur nationalité sera signé le 22 avril 1955 et entrera en vigueur en 1960. Mais, entre-temps, les relations entre la Chine populaire et l’Indonésie se sont de nouveau détériorées, d’autant plus que ce dernier pays a connu, à partir de 1965, un régime militaire réactionnaire. Et, de nouveau, la situation de la minorité chinoise est devenue précaire. Les principales mesures prises à son encontre furent la suppression d’écoles et de journaux chinois, une fiscalité discriminatoire, l’interdiction de se livrer au commerce de détail dans les zones rurales. Parallèlement, les émeutes antichinoises se multiplient, notamment dans les villes. Ainsi, une minorité peut avoir son sort lié à celui d’un conflit international. Et l’oppression qu’elle subit s’explique alors par les réflexes nationalistes ou xénophobes de la majorité. Une oppression de cette nature peut, de ce fait, devenir très violente; mais elle est malgré tout peu fréquente.

La véritable dimension du phénomène des minorités est d’ordre économique et social. Elle doit être recherchée dans l’analyse de la situation des minorités par rapport au système de production et d’échanges, à l’intérieur du pays où elles sont installées.

D’une façon générale, on peut dire que l’oppression des minorités est d’abord et fondamentalement une oppression économique et sociale. En effet, pour certaines raisons historiques, des groupes linguistiques ou religieux n’ont eu qu’une place surbordonnée dans le processus de production. Ils se sont trouvés alors en situation de groupe exploité. Et c’est parce que ce groupe était exploité qu’il est devenu une minorité. Le passage du statut de groupe simplement hétérogène à celui de minorité opprimée s’est fait par la voie de l’exploitation économique.

Il faudrait, pour illustrer cette idée selon laquelle la racine de l’oppression est avant tout économique, refaire l’histoire de toutes les minorités. Mais il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner le cas des minorités dont la situation est actuellement la plus dramatique: les catholiques d’Irlande du Nord n’ont jamais eu, dans la structure capitaliste, que le rang de salariés, au niveau le plus bas; les Français du Québec ont fait l’objet d’une véritable exploitation de type colonial. (Il a été, par exemple, démontré que, dans l’ensemble du Canada, le revenu des francophones et les emplois auxquels ils peuvent accéder sont inférieurs à ceux des Canadiens anglais, même à instruction égale; qu’au Québec, particulièrement, cette infériorité se chiffrait à 35 p. 100, et qu’un Canadien français gagne davantage s’il est bilingue, alors qu’un Canadien anglais gagne davantage s’il est unilingue, etc.)

La source économique de l’oppression peut d’ailleurs parfois, à l’inverse, se trouver dans la situation privilégiée d’une minorité, lorsque ce privilège est devenu insupportable à la majorité de la population. On sait que l’antisémitisme européen est notamment résulté de l’enrichissement de certains juifs qui pratiquaient le prêt à intérêt, alors interdit aux catholiques par l’Église. Et les Chinois d’Indonésie sont d’autant plus persécutés qu’ils ont acquis, dans le commerce, une place prépondérante.

Si la source de l’oppression des minorités est économique, leur libération devra être, d’abord, une libération économique. C’est ce qui explique, sans doute, que la protection juridique qui leur est accordée, tout en étant indispensable, ne puisse être que relative.

2. Solution du problème: la protection juridique

L’idée d’une protection juridique accordée aux minorités est relativement récente. C’est au XIXe siècle que certains traités, conclus notamment sous l’égide du concert des grandes puissances, imposent à des États la règle de non-discrimination raciale (par exemple le traité de Paris de 1856 pour la minorité chrétienne en Turquie). Mais ce sont les rédacteurs du pacte de la Société des Nations qui se sont préoccupés pour la première fois de donner aux minorités un véritable statut. Les sources de ce statut étaient d’ailleurs assez diverses: traités de paix, traités spéciaux, déclarations unilatérales d’États admis à la S.D.N. Mais l’idée générale est constante: il s’agit d’assurer aux minorités des droits particuliers leur permettant non de s’opposer à l’État dont elles font partie, mais de préserver leur personnalité propre (ainsi le droit pour les juifs de respecter le sabbat: traité avec la Pologne, article 2). En outre, un système de garantie est institué dans le cadre de la S.D.N.

Le système était apparemment cohérent et très libéral. Il échoua cependant pour des causes d’ailleurs plus politiques que juridiques: les traités ne liaient que les États vaincus qui, dès qu’ils le purent, se dégagèrent de leurs obligations, pour les remplacer par des déclarations unilatérales, excluant le contrôle de la S.D.N. Tout le système de garantie devenait dès lors caduc.

C’était finalement un échec. Il fallut donc tout recommencer en 1945, compte tenu d’ailleurs de la sinistre expérience des années de guerre. Or, on eut brusquement et curieusement l’impression que le problème ne se posait plus. Le terme de minorité avait disparu en tout cas du vocabulaire juridique. Non, certes, qu’il n’existât encore des minorités opprimées, et que les hommes d’État et les juristes voulussent les ignorer. Mais il se produit, à l’issue de la guerre, un tournant juridique fondamental: l’individu commence à devenir sujet de droit international, et les droits de l’homme sont protégés à l’encontre des États. Dès lors, la question des minorités allait se poser en d’autres termes. Car si les droits de l’homme sont protégés, point n’est besoin d’accorder des garanties spéciales aux minorités en tant que telles. Il suffit de reconnaître à tout individu le bénéfice de la protection des droits de l’homme. Ce n’est en effet qu’en violant ces droits que l’oppression d’une minorité est possible. Il en résulte a contrario que, si les minoritaires se voient reconnaître le statut de tous les autres citoyens, les minorités n’ont plus rien à craindre et n’ont donc plus besoin d’un régime juridique particulier.

Cette approche nouvelle consistant à résoudre le problème spécial des minorités dans le cadre plus général de celui des droits de l’homme a le mérite de la logique et correspond en outre à l’expérience de la guerre; les atrocités nazies à l’encontre de la minorité israélite et de quelques autres ont été d’abord des violations des droits de l’homme. Cependant, cette conception ne correspond pas à toute la réalité qui est celle des minorités. Car le bénéfice des droits de l’homme octroyé également à tous, c’est en somme une invitation à l’assimilation individuelle des minoritaires. Or, il est des cas où cette assimilation n’est pas encore possible et où les minorités éprouvent le besoin d’une protection collective, en tant que groupes qui veulent garder leur autonomie. C’est vrai notamment dans les Balkans, où les découpages territoriaux ont davantage tenu compte des nécessités diplomatiques que des réalités géographiques et humaines, et où l’élévation générale du niveau de vie n’est pas suffisante pour que l’assimilation soit possible à court terme.

Il a fallu, de ce fait, revenir à une conception plus classique, qui d’ailleurs n’avait jamais été totalement abandonnée, celle de la protection spécifique des minorités. Cette protection s’est de nouveau développée parallèlement à celle des droits de l’homme. Et à l’heure actuelle, au terme de cette évolution, la protection des minorités est double, car elle est fondée à la fois sur les droits de l’homme et sur les droits collectifs des minorités.

Protection fondée sur les droits de l’homme

Principe de la protection de la personne

Le principe de la référence aux droits de l’homme a été posé d’abord par les organes des Nations unies. La Charte ne fait pas mention des minorités. Elle se contente d’affirmer avec beaucoup de fermeté l’existence de droits intangibles attachés à la personne humaine: les rédacteurs du préambule proclament leur foi «dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits de l’homme et des femmes». Et la Déclaration universelle des droits de l’homme se situe dans la même perspective. Certes, il avait été question, lors de l’élaboration de cette Déclaration, d’offrir aux minorités une protection spéciale. Un projet d’article dû à une suggestion française fut rédigé dans les termes suivants: «Dans les pays où se trouvent des groupes ethniques, linguistiques ou religieux bien définis, qui se distinguent nettement du reste de la population et qui ont la volonté de bénéficier d’un traitement différentiel, les personnes appartenant à ces groupes ont le droit, dans les limites assignées par l’ordre et la sécurité publics, d’ouvrir et d’entretenir des écoles et des institutions religieuses et culturelles, et d’user de leur langue et de leur écriture dans la presse et dans les réunions publiques, ainsi que devant les tribunaux et autres autorités de l’État, si elles jugent bon de le faire.» Mais l’assemblée, dans sa réunion plénière, repoussa ce texte, ainsi qu’une contre-proposition soviétique allant dans le même sens. Certes, la convention sur le génocide, adoptée le 9 décembre 1948, proscrit «l’acte commis dans l’intention de détruire en tout ou en partie un groupe national ethnique, racial ou religieux» (art. 2). Mais cette définition concerne tous les groupes humains: les collectivités minoritaires, ici encore, jouissent simplement d’une protection commune.

L’Europe adopta, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, une conception analogue. Ainsi, les principaux traités de paix élaborés à la conférence de Paris, en 1946, ne contiennent que des clauses relatives aux droits individuels. L’article 15 du traité avec l’Italie, particulièrement caractéristique à cet égard, édicte que «l’Italie prendra toutes les mesures nécessaires pour assurer à toutes les personnes relevant de sa juridiction, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion, la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales, y compris la liberté d’expression de la pensée, la liberté de la presse et de publication, la liberté de culture, d’opinion, de réunion»; les minorités ne sont pas mentionnées dans le traité avec la Hongrie. Les États vainqueurs refusèrent même expressément l’insertion d’une clause spéciale destinée à la protection d’une minorité déterminée.

Cette idée que la protection des droits de l’homme pouvait suffire à tout était à la fois généreuse et rationnelle. Mais il restait, et c’était de beaucoup le plus difficile, à la mettre sérieusement en œuvre.

Garanties de la protection

Les membres de l’Organisation des Nations unies, instruits par l’expérience, eurent sans aucun doute le souci d’assurer le respect des droits de l’homme dont ils venaient de proclamer l’existence. Mais leurs efforts devaient se heurter de façon constante au principe de souveraineté des États. Aussi les garanties prévues, qu’elles soient juridictionnelles ou politiques, n’ont pu avoir de ce fait qu’une efficacité relative.

Les garanties juridictionnelles des droits de l’homme apparurent dans les conventions conclues sur la base de la Charte, c’est-à-dire dans le traité de paix de 1947; ces traités instituent en effet des commissions mixtes, composées de trois personnes: un représentant de chacune des parties au différend et un troisième membre, nommé par les deux premiers ou par le secrétaire général des Nations unies. Mais ce mécanisme ne put fonctionner, car les démocraties populaires, tirant argument du principe de compétence exclusive de chaque État pour ce qui concerne son administration et ses juridictions, refusèrent de désigner leurs représentants à ces commissions. La Cour internationale de justice, consultée sur le point de savoir si les États avaient l’obligation de procéder à cette désignation, répondit, dans son avis du 30 mars 1950, par l’affirmative. Mais les États concernés ne modifièrent pas pour autant leur position. Le système prévu par la convention sur le génocide n’eut pas un meilleur sort. Une cour criminelle internationale avait été prévue. Mais l’assemblée ne parvint pas à poser les règles de constitution de cette cour, et il fallut s’en tenir à la compétence des tribunaux de l’État sur le territoire duquel a été commis le crime de génocide.

Les garanties politiques résultent de l’intervention possible des organes des Nations unies. L’Assemblée générale est d’abord habilitée à connaître les actions de discrimination portées par un État contre un autre. L’article 13 prévoit en effet que «l’Assemblée générale provoque des études et fait des recommandations en vue de [...] faciliter pour tous sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales.» Mais l’intervention de l’Assemblée générale ne peut offrir que des garanties très faibles. Ses pouvoirs sont en effet établis en des termes très prudents. Et surtout elle n’a aucun moyen de faire respecter ses décisions. La démonstration en a été cruellement faite dans l’affaire des minorités indiennes de l’Union sud-africaine. Ce pays, pour lequel le racisme est à la fois une philosophie et une institution, pratique à l’égard des Indiens qui se trouvent sur son territoire une discrimination analogue à celle qui frappe ses nationaux de race noire. Pendant des années, l’Assemblée générale invita l’Union sud-africaine à respecter ses engagements concernant les droits de l’homme. Ces rappels à l’ordre et toutes les tentatives de médiation restèrent sans résultat: l’Assemblée ne put que constater périodiquement «... avec regret que le gouvernement de l’Union sud-africaine n’a pas consenti à aider à atteindre les buts de la résolution précitée» (résolution de 1956).

Certes, dans ce cas comme dans d’autres, le Conseil de sécurité aurait pu intervenir en se fondant sur l’article 39 de la Charte qui lui donne compétence, en cas de «menace contre la paix». Mais l’emploi de cette procédure comporte de tels risques que les grandes puissances ont préféré ne pas les courir. Les minorités ont été sacrifiées au maintien d’un difficile équilibre international.

Le sort de beaucoup d’entre elles devient dès lors d’autant plus précaire que, pour de nombreux États, le respect des droits de l’homme ne dépasse pas des déclarations vagues. Il fallait, dès lors, trouver une autre défense; et la seule solution possible était de revenir, en essayant de l’améliorer, au système de protection de droits collectifs que la S.D.N. avait tenté de mettre sur pied avant la Seconde Guerre mondiale.

Protection fondée sur les droits collectifs

Principe de la protection des groupes minoritaires

Le retour à l’idée de droits collectifs des minorités s’opéra très vite, et au sein même de l’O.N.U. où la référence aux droits de l’homme avait pourtant été défendue avec une particulière vigueur. En juin 1946, la Commission des droits de l’homme fut autorisée à créer des sous-commissions pour l’assister dans sa tâche. Ainsi fut instituée, au début de 1947, la «sous-commission pour la lutte contre les mesures discriminatoires et la protection des minorités». C’était la première fois que le terme de minorités faisait sa réapparition dans le vocabulaire international. Il devait y connaître de nouveau une grande fortune.

Ce furent d’abord des traités spéciaux qui reconnurent les minorités comme entités collectives et leur accordèrent le droit à un traitement spécifique, à un statut particulier, protecteur de leur autonomie. Les traités de paix notamment utilisèrent cette technique pour tenter de régler les problèmes de minorités qui se posaient dans l’Europe balkanique et sur les rives de l’Adriatique.

Ces minorités se voient reconnaître, à tout le moins, des droits «culturels», essentiellement le droit à l’usage de leur langue. Et pour que ce bilinguisme ne soit pas uniquement théorique, elles acquièrent le droit à l’enseignement primaire et secondaire dans leur propre langue. Le texte le plus perfectionné à cet égard est le traité d’État autrichien qui édicte que «dans les circonscriptions administratives et judiciaires de Carinthie, du Burgenland et de Styrie où réside une population slovène ou croate, le slovène ou le croate seront admis comme langues officielles, en plus de l’allemand» (art. 7, alinéa 2). De plus, ce traité stipule que les programmes scolaires devront être révisés en fonction des droits reconnus aux minorités et organise une inspection spéciale de l’enseignement dans les régions où elles vivent. Mais déjà l’accord austro-italien sur le Tyrol du Sud (conclu le 5 septembre 1946 et annexé au traité de paix avec l’Italie) et le traité portant statut spécial de Trieste (conclu entre l’Italie et la Yougoslavie le 5 décembre 1954) ouvraient la voie de la reconnaissance de droits analogues. Un certain nombre de traités ont même voulu ou dû aller plus loin en accordant aux minorités des droits politiques à l’intérieur de l’État dont elles font partie, tout en les soumettant en principe à une stricte obligation de loyalisme.

L’accord Gruber-de Gasperi relatif au Tyrol du Sud ne se contente pas en effet de donner à la minorité de langue allemande des droits culturels. Il lui confère des droits politiques prévus par l’article 116 de la Constitution italienne du 1er janvier 1948. Le Tyrol du Sud est l’une des cinq régions prévues par ce texte et dotées «en raison de leur situation géographique, de leur particularisme historique et national, de formes et de conditions particulières d’autonomie selon des statuts spéciaux établis par la loi constitutionnelle». Ainsi la province de Bozen (Bolzano), où se trouve la minorité de langue allemande, possède un organe législatif et une commission administrative exécutive; en outre, treize sièges sur vingt sont réservés à cette minorité.

De même, l’accord du 8 avril 1950 entre l’Inde et le Pakistan tente de régler par l’octroi de droits politiques le sort des minorités musulmanes en Inde. C’est par la même méthode que l’accord de Zurich du 11 février 1959 a réglé constitutionnellement la coexistence à Chypre de la population grecque et de la minorité turque.

Les accords d’Évian, en ce qu’ils étaient relatifs à la situation des Français restant en Algérie après l’indépendance, usaient d’une technique un peu plus complexe, mais n’apportaient sur le fond rien de nouveau aux règles classiques de protection des droits collectifs des minorités. Deux régimes étaient prévus. D’abord pour les Français qui, pendant la période transitoire de trois ans, n’étaient pas en situation de bénéficier des droits civiques algériens, et pour ceux qui, passé ce délai, ne pourraient ou ne voudraient opter pour la nationalité algérienne, les accords d’Évian posaient le principe d’une convention d’établissement, qui devrait respecter les droits de l’homme les plus essentiels. Ensuite, pour les Français pouvant prétendre, pendant le délai de trois ans, à la jouissance des droits civiques algériens, les accords prévoyaient, en garantie de cette jouissance, des droits de collectivité minoritaire: des droits de caractère civil; leurs particularités «culturelles, linguistiques et religieuses» devaient être respectées, leur statut personnel, qu’ils conservaient, appliqué par des juridictions comprenant des magistrats de même statut; des droits politiques étaient également institués, mais de façon vague. Les Français bénéficiant des droits civiques algériens devaient participer de façon «juste et authentique» aux affaires publiques et avoir, dans les assemblées, une représentation proportionnelle à leur importance effective.

De telles solutions sont séduisantes. D’une façon plus générale, le fédéralisme peut être le moyen de faire coexister des populations d’origine différente. Mais la réussite n’a pas été uniforme (l’exemple de l’U.R.S.S. le prouve malheureusement) et, surtout depuis le début des années soixante, le mouvement tendant à accorder des droits politiques aux minorités paraît s’être arrêté.

Parallèlement, l’idée de droits collectifs des minorités prenait juridiquement de l’ampleur dans la mesure où le principe de la protection spécifique des minorités était posé dans des textes de valeur très générale. Ainsi, la Convention européenne des droits de l’homme édicte, dans son article 14, que «la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée sans distinction aucune fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale , la fortune, la naissance ou toute autre situation». Et plus récemment, le pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté le 16 décembre 1966, dispose dans son article 27 que «dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et pratiquer leur propre religion ou d’employer leur propre langue». Les droits garantis sont beaucoup plus restreints que dans la convention de Rome. Mais il y a malgré tout du chemin parcouru depuis 1945, où le terme de minorité était banni des instruments juridiques de l’O.N.U.

Ces textes n’ont, du point de vue qui nous occupe, qu’une portée relativement restreinte. Ce sont en effet les minoritaires comme individus qui sont protégés, non les minorités. La discrimination, pour cause d’appartenance à une minorité, est prohibée, mais aucun droit positif n’est reconnu au groupe minoritaire comme tel. Et cela s’explique par la même raison qui a limité l’octroi de droits politiques.

Reconnaître l’autonomie interne d’une région dont la population est minoritaire, c’est prendre un risque de séparatisme. Car l’expérience historique prouve que l’«autonomie» n’est pas un but en soi, mais une étape soit vers l’unité, soit vers la décomposition. Tous les diplomates et hommes d’État ont présente à l’esprit la décomposition de l’Empire austro-hongrois. Et nul d’entre eux ne tient, en posant le principe de l’autonomie des minorités, à forger une arme qui puisse un jour se retourner contre n’importe quel État. Car aucun n’est suffisamment sûr de son unité pour pouvoir exclure qu’un élément de sa population ne se trouve, un jour, en situation minoritaire. Au surplus, la protection se heurte toujours au même problème: le degré de crédibilité qu’on peut lui accorder, compte tenu des difficultés qu’il y a à en garantir le respect.

Garanties de la protection

Avec le retour à l’idée de droits collectifs des minorités, on a vu réapparaître des techniques de garanties qui ne sont pas sans rappeler le système institué par la S.D.N. entre les deux guerres. Mais le nouveau régime semble à première vue plus satisfaisant: aux garanties politiques s’ajoutent des garanties juridictionnelles ou mixtes; les voies de droit ouvertes aux victimes de discriminations semblent devenir plus efficaces en se diversifiant.

Des garanties politiques sont accordées d’abord aux minorités dans le traité indo-pakistanais de 1950. Il est, en premier lieu, prévu dans ce texte que chaque gouvernement doit désigner l’un de ses ministres pour séjourner aussi longtemps qu’il sera nécessaire dans les régions de minorités, afin de contribuer à l’amélioration de leurs relations avec le reste de la population et l’État dont elles relèvent. En outre, chaque État doit désigner des commissions d’enquête présidées par un juge de La Haye, et dont les membres doivent être «capables d’inspirer confiance à la minorité». Mais, en dépit de cette composition quasi juridictionnelle, la procédure reste politique. Les commissions d’enquête n’ont qu’une compétence consultative. Il en est de même des commissions de minorités prévues par le même texte et qui comprennent un ministre de l’État intéressé et un représentant de la minorité. Elles sont chargées de surveiller l’application de l’accord et d’en dévoiler les éventuelles violations; mais elles n’ont, pour y mettre fin, qu’un pouvoir de proposition.

Selon le traité de paix avec l’Autriche, les minorités slovènes et croates doivent d’abord, si leur statut n’est pas respecté, utiliser le mécanisme classique de la protection diplomatique. En cas d’échec de cette procédure, le différend peut être porté devant les quatre chefs de missions diplomatiques, agissant comme représentants de puissances alliées et associées, et qui ont compétence pour traiter avec le gouvernement autrichien.

Des garanties juridictionnelles existent dans le statut de Trieste. Une commission mixte italo-yougoslave est en effet instituée. Elle est compétente pour connaître des plaintes des minorités vivant dans les deux zones, et dispose à cet effet d’un droit de visite dont les gouvernements signataires se sont engagés à favoriser l’exercice. C’est là un mécanisme qui rappelle ceux créés par la S.D.N. Le traité d’État autrichien a organisé une procédure plus complète. Si le règlement politique n’a pu intervenir dans un délai de deux mois, le plaignant peut saisir une commission où les deux parties ont chacune un représentant et dont le troisième membre est choisi d’un commun accord ou par le secrétaire général des Nations unies. Les décisions de cette commission sont considérées comme «définitives et obligatoires». Les accords d’Évian comportaient eux aussi un système de garanties, mais quelque peu sommaires. Les Français d’Algérie étaient membres d’une association de sauvegarde compétente notamment pour ester en justice. Et ils pouvaient former un recours devant une Cour des garanties ayant pouvoir d’annulation. Mais cette Cour ne comprenait que des magistrats algériens.

Un système de garantie qui mélange le juridictionnel et le politique existe dans le cadre plus général de la Convention européenne des droits de l’homme, dans la mesure où l’article 14 de cette convention constitue une brèche par laquelle peut s’introduire une protection des droits particuliers des minorités (cf. supra : le principe de la protection). Cette protection sera sanctionnée par un système complexe, mais techniquement perfectionné, et qui peut être efficace. En première instance, compétence est dévolue à la Commission européenne des droits de l’homme. Ensuite, l’affaire se résoudra soit devant le Comité des ministres – et la procédure est alors purement politique –, soit devant la Cour européenne saisie par un État ou par la Commission. La procédure est alors véritablement contentieuse, car la Cour est indiscutablement une juridiction, à la fois par sa structure et par les décisions qu’elle rend.

Cette procédure est spécialement intéressante en ce que l’action devant la Commission peut être déclenchée non seulement par une des parties contractantes mais également, après épuisement des voies de recours interne, par «toute personne physique, toute organisation non gouvernementale, ou tout groupe de particuliers qui se prétendent victimes d’une violation [...] des droits reconnus par la présente convention» (art. 25). Certes, ce droit de recours individuel n’existe qu’à l’encontre des États qui ont accepté, en cette matière, la compétence de la Commission. Mais ces acceptations de compétence se sont multipliées, car elles sont dans la logique de l’institution. Et le système a alors un double mérite: sur le plan de la recevabilité, il ouvre les portes des instances européennes aux groupes minoritaires, sans que ceux-ci aient à subir le barrage classique de la protection diplomatique; sur le plan du fond, il leur permet de défendre leurs droits collectifs. Certes, selon la doctrine et la jurisprudence actuellement dominantes, l’article 14 de la convention n’a pas d’application autonome, et sa violation suppose d’abord celle de l’un des droits définis en un autre article de la convention (voir notamment l’arrêt de la Cour du 23 juillet 1968, à propos de l’affaire linguistique belge). Mais si un certain nombre de personnes appartenant à une minorité se plaignent ensemble d’une violation d’un des droits que leur confère le principe de non-discrimination, elles feront reconnaître qu’elles ont des droits en commun. Et la frontière entre l’addition de droits individuels de l’homme et la reconnaissance d’un droit collectif de minorité sera alors tenue: le fond risque d’être ici commandé par la procédure, et l’article 14 d’acquérir une existence autonome. Une telle évolution est d’ailleurs souhaitable. Car les systèmes classiques ne paraissent pas devoir connaître beaucoup plus de succès que les procédures prévues sous l’égide de la S.D.N., même lorsque les États concernés font preuve de bonne volonté, ce qui est loin d’être le cas général. L’exemple du Tyrol du Sud est à cet égard caractéristique. La minorité de langue allemande a pu notamment se plaindre de ce que l’absence de cadres autochtones dans l’enseignement et dans l’administration rende le bilinguisme théorique.

À la vérité, des difficultés de ce genre paraissent incompressibles. Tant que le problème des minorités n’aura pas été correctement posé, les minorités qui ressentent le besoin d’une protection spéciale et à qui, par chance, on aura accordé le droit à une telle protection n’auront les moyens ni de faire respecter ce droit ni même d’en assurer l’exercice.

3. Les lacunes de la protection

La protection des minorités souffre d’abord de lacunes juridiques. Mais celles-ci ne sont sans doute que le signe d’une carence plus grave, qui est d’ordre conceptuel: les éléments du problème sont, la plupart du temps, mal posés; les solutions sont, en général, mal définies et ne peuvent avoir, dès lors, qu’une valeur relative.

Les lacunes juridiques

De nombreux textes, depuis cinquante ans, sont applicables aux minorités. Il faut malheureusement reconnaître qu’ils n’empêchent pas, dans la plupart des cas, les phénomènes d’oppression des minorités. Et là où cette oppression a, par bonheur, disparu, les minorités le doivent plus au changement de contexte qu’à la protection que leur offrent les traités.

Cela ne veut pas dire que le droit, même international, soit inefficace. Mais cela signifie que, en l’occurrence, il est imparfait. Et cela, à plusieurs points de vue.

D’abord, le domaine de la protection demeure très restreint. Et par un apparent paradoxe, ce sont les minorités les plus opprimées qui sont le plus négligées par le droit. Certes, la protection, quand elle est fondée sur les droits de l’homme, est, en principe, d’application générale. Mais les protections spéciales ont un champ d’application géographiquement très restreint.

Depuis cinquante ans, les diplomates et les juristes consacrent beaucoup de leur industrie à réglementer le statut des Croates, des Slovènes, des Tyroliens, des Turcs et des autres minorités d’Europe balkanique, où, il est vrai, elles sont particulièrement nombreuses. Mais nulle règle de droit international ne protège les catholiques de l’Ulster ou les Noirs des États-Unis. Nul traité de minorités ne s’impose aux États africains devenus indépendants. Nul texte ne reconnaît non plus les droits spécifiques des Kurdes en Irak, en Iran ou en Turquie ou des Palestiniens au Moyen-Orient (étant entendu que la déclaration Balfour a abouti à en faire un peuple sans terre et sans patrie, donc objectivement une minorité; étant également entendu qu’aucun régime spécifique de protection n’a jamais été accordé non plus aux juifs de la Diaspora).

Cela, en vérité, s’explique fort bien par les circonstances dans lesquelles ont été élaborés les traités de minorités. Il s’agit, la plupart du temps, de traités de paix et qui s’imposent aux seuls pays vaincus. Ces traités vont être marqués par leur caractère de sanction imposée à un État comme rançon de sa défaite. D’une part, les pays qui, depuis cinquante ans, se sont trouvés deux fois dans le camp victorieux, ne sont jamais liés par un traité de minorités. Pour certains pourtant (États-Unis, Grande-Bretagne), cela ne serait sans doute pas inutile. À l’inverse, les États obligés par ces traités risquent d’en considérer les dispositions comme autant de brimades et de présumer que le pardon que leur accorde, au bout d’un temps, la société internationale emporte caducité des obligations contractées à l’égard des minorités.

La protection des minorités est, d’autre part, incertaine dans son contenu. Ici encore, ce n’est pas le cas pour ce qui concerne la protection fondée sur les droits de l’homme. Mais le terrain devient mouvant dès que l’on aborde la définition des droits collectifs des minorités, et notamment des quatre qui sont le plus souvent cités: le droit à la culture, à la religion, à la langue, à l’éducation.

Le droit à la spécificité culturelle est, pour un groupe, celui d’avoir ses propres journaux, d’obtenir ses émissions de radio et de former des associations. Mais on ne voit pas bien en quoi il y a droit collectif spécifique: tout cela relève simplement des droits de l’homme, comme la possibilité de se réunir en commun. La même remarque est valable pour le droit de pratiquer une religion.

Le droit à sa propre langue peut être, pour un groupe, sur le plan des principes, reconnu sans difficultés. Mais on va très vite se heurter, sur le plan strictement juridique, au problème de l’effectivité d’un tel droit. Car il suppose, pour n’être pas purement théorique, que l’État organise des tribunaux et des administrations bilingues. Or, même si l’on fait abstraction des difficultés matérielles soulevées par cette organisation (voir plus haut pour la minorité de langue allemande au Tyrol), peut-on, sur le plan du droit, imposer à un État de véritables obligations à l’égard de sa minorité? Et cela, alors même que les systèmes juridiques occidentaux conçoivent encore la notion de libertés publiques – à l’égard de tous les citoyens – comme de simples limites à l’action de l’État, et non comme impliquant l’obligation positive de donner les moyens de la liberté que la loi a définie?

Le droit à l’enseignement appelle des réflexions similaires. Le droit d’ouvrir des écoles peut être reconnu sans difficultés au groupe minoritaire: cela fait partie des libertés publiques, donc des droits de l’homme. Mais cela implique-t-il, à la charge de l’État, l’obligation de financer cet enseignement spécial? Et si oui, jusqu’à quel niveau?

Enfin les sanctions de la protection sont tragiquement insuffisantes. L’efficacité défensive du droit international est, pour les minorités, dérisoire. Cela est vrai pour tous les drois reconnus aux minorités, même et surtout les droits de l’homme. Cela tient d’abord à une raison technique. Les voies de droit sont à peu près toujours à la disposition des États, par le mécanisme de la protection diplomatique. Les particuliers et les groupes privés n’ont pas – sauf exception de portée très limitée comme celle de la Convention européenne des droits de l’homme – d’accès direct aux tribunaux internationaux. Ainsi, les minorités sont à la merci des préoccupations diplomatiques de l’État qui devrait leur venir en aide. Elles sont également à la merci du bon vouloir de l’État qui les opprime. Car, et c’est ici l’aspect plus politique du problème, à supposer qu’une instance internationale rende une décision favorable à une minorité, il resterait à faire exécuter cette décision. Or, le principe de souveraineté, tout autant que les exigences d’un équilibre international précaire, interdisent le recours à la force pour cette exécution. Le sort des Palestiniens illustre bien cette lacune fondamentale.

Les lacunes conceptuelles

Elles sont le plus souvent la source des précédentes. Car le droit est incertain, lorsqu’il exprime des idées confuses.

La confusion vient ici essentiellement de ce qu’on n’a pas mis en avant avec assez de force l’idée que la notion de minorité avait un fondement économique. Nous l’avons vu, pour qu’il y ait minorité, il faut qu’il y ait oppression, oppression qui a toujours un aspect économique.

En passant sous silence ou en mésestimant cette dimension du phénomène des minorités, on se condamne à d’insolubles contradictions. Il y a contradiction dans le fait que tout le monde se réjouit lorsque est élaboré un nouveau système de protection des droits collectifs d’une minorité, alors que personne ne sait si une telle protection peut constituer, au-delà de celle des droits de l’homme, un but en soi. Il faut, affirmait déjà la Cour permanente de justice internationale (C.P.J.I.), assurer aux minorités «les moyens convenables de préserver leurs particularités raciales, leurs traditions et leurs caractéristiques nationales» (6 avr. 1935, affaire des écoles minoritaires d’Albanie). Mais on ne sait pas pourquoi le caractère souhaitable d’une telle préservation est considéré comme une évidence.

Il y a également contradiction entre ce droit à l’autonomie que l’on accorde aux minorités et la crainte du séparatisme que manifestent les diplomates dans le temps où ils reconnaissent ce droit. «Le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une plus grande unité entre ses membres; en conséquence, ses organes ne sauraient promouvoir des politiques qui [...] risqueraient d’encourager des mouvements séparatistes ou de produire des dissensions à l’intérieur des États membres ou entre eux.» (The Right of Minorities de K. Lannung.) Or il faut bien dire que cette navigation difficile entre l’écueil de l’assimilation et celui du séparatisme est parfaitement irrationnelle. Car la voie moyenne de l’autonomie ne peut être considérée comme un objectif ultime. Historiquement, l’autonomie n’a jamais été qu’une étape vers l’unité totale dans un État qui se forme, ou vers la désagrégation dans un État qui se défait. On comprend certes que les diplomates ne veuillent pas prendre le risque de balkanisation. On comprend tout aussi bien qu’ils veuillent éviter une assimilation forcée. Mais, précisément, en arriver à se laisser enfermer dans le faux dilemme de l’atomisation ou de l’assimilation par la force, c’est nécessairement avoir mal posé le problème.

Si l’on considère au contraire que l’oppression des minorités est fondamentalement économique, et que leur libération doit de ce fait être d’abord économique, les contradictions disparaissent. Et l’on peut arriver non pas certes à résoudre le problème facilement, mais à voir une issue à la situation des minorités.

Libérer économiquement un groupe minoritaire, c’est le sortir de sa situation d’exploitation, et quelle que soit la méthode que l’on emploie pour y arriver, cela signifie, à terme plus ou moins long, une augmentation générale du niveau de vie, et l’on peut dire que, à partir du moment où cela se réalisera, la question des minorités sera en passe de ne plus se poser: car l’intégration économique du groupe minoritaire impliquera son assimilation politique.

Cette assimilation, venant en conséquence de la libération économique, aurait, semble-t-il, un double mérite. D’une part, ce ne serait pas une assimilation forcée, mais un rapprochement né de la conquête commune d’un niveau de développement intellectuel et social élevé. D’autre part, ce ne serait pas nécessairement une uniformisation. Un groupe pourrait conserver son particularisme dans la mesure où il ne serait plus chargé d’agressivité à l’encontre de l’ensemble de la communauté; il n’y aurait, à l’inverse, aucune chance pour que ce particularisme soit objet de scandale et prétexte à persécution de la part de cette communauté. Et l’on saurait enfin quelles sont les «caractéristiques nationales» qui ont une valeur véritable, et celles qui ne relèvent que d’un folklore périmé, lié au sous-développement économique.

La libération économique aurait le mérite de supprimer un problème qu’il est apparemment impossible de résoudre.

Il n’empêche que la création juridique est ici indispensable, fût-ce à titre transitoire. Car la libération économique est longue, et il ne faut pas jouer, pour le compte des minorités, la politique du pire. À supposer, en outre, que cette libération se fasse, les minorités ne disparaîtraient qu’avec un décalage probablement assez long. Car la projection psychosociale d’un phénomène économique survit toujours, et parfois longtemps, à la disparition de ce phénomène. Et, en attendant, la protection juridique demeure nécessaire.

Mais le droit n’a ici qu’une fonction limitée, temporaire; et il sera réduit à l’impuissance si on lui demande trop. Et les textes risquent alors de n’être plus qu’un alibi au cynisme des hommes d’État.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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